Really ?
Enfin, pour Daisy l’heure a sonné — enfin ! Le tueur viendra demain et mettra fin à ses jours. Une existence tout entière consacrée à mettre bas des veaux et à fournir chaque jour ses trente-huit litres de lait ; et on l’aurait laissée là, mourir seule au pré, paisiblement ? Depuis son départ des USA à la fin de la première guerre, sa traversée de l’Atlantique, son arrivée en France et son entrée triomphale dans le petit village de la Marne ravagé par quatre ans de conflit, pas une seule fois Daisy n’aura douté de l’ordre profond et nécessaire du monde : la guerre.

Inspirée de l’histoire authentique d’une vache américaine envoyée par des écoliers de Brooklyn à des paysans de la Marne réduits à la misère par la « Grande Guerre », ce monologue raconte l’arrivée des boys en Europe, les villages dévastés et la détresse des survivants, mais aussi les solidarités inébranlables qui s’établirent d’une rive à l’autre de l’Atlantique.
Bubba. — Comme il adorait le cinéma, je l’emmenais. « Let’s go to the movies tonight, Bubba. They’re playing They Died with Their Boots On… » Il adorait les westerns, surtout La charge fantastique avec Errol Flynn. « Oui, monsieur Bill, on va au cinéma. » On prenait la bétaillère et on allait au Royal sur la seconde à Brooklyn. Forcément, pendant le film, comme il n’y voyait plus rien, il fallait que je lui décrive les images. Alors, on s’installait tout au fond pour ne pas déranger et je parlais à voix basse, comme ça, tout près de son oreille. Bon, lui, la voix basse, ce n’était pas trop son truc. « — What’s up, Bubba ? Bubba ? What’s up ? What’s up ? — Eh bien il se passe, il se passe que ça y est, le général Custer vient de donner l’ordre de partir à l’assaut… — Well, well, well ! Good ! And then ? What’s up ? Bubba ? — Et alors, la cavalerie s’élance. Des centaines de cavaliers à fond de train avec leur sabre et leur fusil qui galopent dans la plaine. Vous les entendez galoper ? — Yes, yes, yes ! And then ? And then, Bubba ? — Et alors voilà, ça y est, les Indiens arrivent… — Redskins, fuckin’ Redskins ! What’re they doin’ ? What’re they doin’ ? — Eh bien, ils tirent des flèches dans tous les sens, ils sont tout peinturlurés, ils ont des plumes partout sur la tête, ils… — Fuckin’ Redskins ! And then ? What’s up ? — Et alors, la cavalerie, elle fonce droit sur eux, elle charge, elle tire. Paf, un Indien, paf, un deuxième, paf, un troisième, ils s’écroulent par terre… Ils tombent comme des mouches… — Good, good, good ! And Custer ? What’s he doin’ ? Custer, what’s he doin’ ? — Custer, il a dégainé ses deux revolvers. Il tire en alternance, comme ça, paf, paf, paf, un coup à gauche, un coup à droite, paf, paf, paf… — And then ? And then ? — Paf, un Indien qui tombe, paf, encore un autre ! Et paf, là, tiens, deux d’un seul coup ! — Ah yeah, what a fuckin’ shooter ! Beautiful ! Beautiful ! And then, Bubba, what’s up ? » Et après ? Custer embrassait Olivia de Havilland sur un tas d’Indiens ensanglantés et puis voilà. On l’a vu au moins trente fois, La charge fantastique, ça en faisait des paquets d’Indiens couchés dans la plaine. Et puis, il y a eu un soir, fin 45, début 46… « — Let’s go to the movies tonight, Bubba. — Laissez-moi deviner, La charge fantastique ? — Yes, They Died with Their Boots On ! Let’s go ! Let’s go ! » Bon, on y va. Et puis, ce soir-là, avant le film, il y a eu les actualités, comme tous les autres soirs. C’était fin 45, début 46. « — What’s up, Bubba, what’s on the screen ? — Ce qu’on voit à l’écran ? Eh bien c’est… C’est… — What’s up, Bubba, what’s up ? — C’est la fin de la guerre… — I know the war is over, it’s been over for a year ! What’s on the screen, Bubba, what’s on the screen ? » Il y avait plein de gens qui sortaient du cinéma en se tenant l’estomac. « — What’s on the screen, Bubba ? — À l’écran ? On voit… On voit… » Je ne savais pas quoi dire. J’ai dit : « — Je crois qu’il y a un problème avec la bobine, monsieur Bill. Venez, on sort. — What ? What ? What the fuck, Bubba ? Bubba ? — Venez, monsieur Bill, venez… » Je l’ai entraîné, on est sorti. Je ne savais pas quoi dire. Je ne savais pas quoi dire de ce qu’on voyait sur l’écran, il fallait le voir, c’est tout. Des gens qu’on pousse dans des fosses avec des bulldozers, qu’est-ce que vous voulez dire ? « Des gens qu’on pousse dans des fosses avec des bulldozers » ? Et ceux qu’on ne poussait pas, ceux qui tenaient encore debout muets comme dans les films d’avant-guerre, muets comme des tombes, vous voulez dire quoi ? J’aime autant vous dire que le retour à la ferme n’a pas été de tout repos à cause du vieux Bill qui râlait. Et qu’à cause des bulldozers je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Cette nuit-là, je l’ai passée à l’étable au milieu des bêtes. Ça faisait longtemps. Et c’est là que j’ai commencé à réfléchir, vraiment. Alors, je n’ai jamais remmené Bill au cinéma voir La charge fantastique. Les Indiens qui tombent comme des mouches ? Non, ce n’était plus possible, ça ne marchait plus. Des comédies musicales, oui, beaucoup. D’abord, c’est joli. Et puis ça me faisait des économies de salive. « — What’s that movie, Bubba, what’s that shit ? What’s that fuckin’ shit, Bubba ? — Chut, monsieur Bill, ça commence… »